LE PROBLEME ACTUEL DE LA JEUNESSE
1946
Le monde familier aux gens au-delà de la quarantaine s'est écroulé et disparaît rapidement. Les valeurs anciennes s'effacent et ce que nous appelons "civilisation" (et que nous trouvions si admirable) s'est, en fait, évanoui.
Certains, dont je suis, s'en félicitent ; d'autres estiment cela désastreux ; tous nous sommes désolés que l'instrument de sa destruction ait causé tant de douleur et de souffrance à l'humanité, en tous lieux. La culture (quel que soit le sens attaché a ce terme) demeure encore entre les mains de quelques privilégiés, mais le produit de cette culture – héritage de tous les temps – est en voie de se déplacer d'un lieu à l'autre, de pays à pays, il se désagrège et disparaît en cours de route. Notre civilisation moderne et notre culture se fondaient sur les divers systèmes d'éducation des pays qui constituent aujourd'hui le monde moderne. Il pourrait être utile d'examiner ce que nous entendons par ces mots. Il est utile aussi de savoir si notre civilisation vaut la peine d'être sauvée ou s'il serait préférable d'en édifier une nouvelle et meilleure sur ses ruines, en utilisant quelques-uns des éléments anciens.
La civilisation peut se définir comme la réaction de l'humanité aux buts et aux activités d'une époque donnée et à sa façon de penser. Durant chaque période, une idée agit et s'exprime à travers les idéalismes raciaux et nationaux.
Sa tendance de base a produit à travers les siècles notre monde moderne et cette tendance a été strictement matérialiste. Elle visait au confort physique ; la science et les arts se sont prostitués à procurer à l'homme ses aises et, si possible, un milieu de beauté ; tous les produits naturels ont été employés à donner à l'humanité des objets, des maisons, des possessions, des moyens de transport, des radios, des téléphones, des automobiles, des aliments de toutes sortes, des colifichets et des joyaux. L'ambition de l'enseignement a été, en somme, d'équiper l'enfant pour rivaliser avec ses concitoyens afin de "se faire une position", accumuler des richesses et atteindre la plus grande mesure possible de confort et de succès.
Cet enseignement exalte en premier lieu les rivalités et les tendances nationalistes, donc la séparativité. Elle a formé l'enfant à considérer les valeurs matérielles comme les plus importantes, à attribuer aussi à sa propre patrie une importance suprême, et toutes les autres n'ont qu'une importance secondaire.
Elle a encouragé l'orgueil et engendré l'opinion que soi-même, son groupe et sa nation sont infiniment supérieurs à tout et tous. L'enfant acquiert ainsi des préjugés, ses idées sur le monde sont mal ajustées et ses attitudes devant la vie dictées par des partis pris. Les rudiments des arts qui lui sont enseignés doivent le rendre capable d'agir avec l'efficacité requise au milieu de rivalités et dans les circonstances particulières à sa vocation. Lire, écrire et savoir compter sont considérés comme le bagage minimum, outre certaines notions d'histoire et de géographie. L'attention est aussi attirée sur certaines œuvres de la littérature mondiale ; le niveau général culturel est relativement élevé, mais il est déformé et influencé par les préjugés nationaux et religieux, inculqués à l'enfant dès son plus jeune âge, sans être innés. On ne s'efforce pas d'en faire un citoyen du monde, sa responsabilité à l'égard du prochain est systématiquement passée sous silence. On développe sa mémoire en lui faisant enregistrer des faits isolés et souvent sans rapports avec la vie quotidienne.
Notre civilisation présente sera considérée dans l'histoire comme grossièrement matérialiste. Bien des époques historiques l'ont été, mais jamais au point où l'est celle-ci, mais surtout elles n'affectaient point d'innombrables millions d'êtres. On répète constamment que la guerre fut déclenchée par des facteurs économiques ; certes, mais la raison en est que nous exigeons trop de "choses" pour vivre dans "un confort fort raisonnable".
Nos besoins dépassent tellement ceux de nos ancêtres. Nous préférons une existence douce et relativement facile ; l'esprit des pionniers (qui est le fondement de toute nation) a disparu, faisant place dans la plupart des cas à une civilisation efféminée. Ceci s'applique particulièrement à l'hémisphère occidental. Nous avions besoin de la guerre pour nous endurcir et nous fortifier, recouvrant ainsi un sens plus juste des valeurs.
Aujourd'hui, dans une bonne partie du monde civilisé, le confort a disparu complètement. Les pays agresseurs avaient emporté à leur profit les "choses" qui signifiaient la civilisation et les avaient amassées chez eux. Là, elles y furent également détruites. Notre niveau de vie civilisée est bien trop haut du point de vue des possessions et bien trop bas quant aux valeurs spirituelles ou même considéré avec un intelligent sens des proportions. Notre civilisation moderne NE résiste PAS à l'épreuve de valeur. Aujourd'hui, une nation est tenue pour civilisée quand elle attache de la valeur au développement intellectuel, qu'elle donne la primauté à l'analyse et à la critique et lorsque toutes ses ressources sont consacrées à satisfaire les désirs, à produire des objets et à accomplir des buts matériels, à essayer de prédominer dans la compétition mondiale, à amasser des richesses, à acquérir des possessions, à atteindre à un niveau de vie élevé et à s'assurer le contrôle des produits de la terre, au profit surtout de quelques hommes riches et ambitieux.
Je sais bien que cette généralisation est outrancière, quoique essentiellement correcte dans ses principales implications, même si elle ne l'est pas dans des cas individuels. Car cette triste et affreuse situation, dont l'humanité est elle-même l'auteur, nous a coûté la guerre ; ni les églises ni les systèmes d'éducation n'ont été assez sains dans leur enseignement de la vérité pour compenser cette tendance matérialiste. Le drame est que l'enfance du monde entier, par-dessus tout, a payé et paie le prix de nos fautes. Peut-être que j'exagère, mais peut-être que non. De l'opinion de tous, l'origine de la dernière guerre était due à la convoitise, l'ambition matérielle, communes à toutes les nations, sans exception. Tous nos plans s'établissaient pour organiser la vie nationale et la diriger vers les biens matériels, la suprématie sur la concurrence, et enfin vers les intérêts égoïstes des individus et de la nation.
Tous les pays, à leur manière et selon leurs possibilités, ont participé à cela ; nul n'a les mains nettes et de là est venue la guerre. L'humanité souffre d'un égoïsme invétéré et d'un amour inhérent des biens matériels. De là est issue notre civilisation, aussi s'est elle écroulée en ruines sur nos têtes.
Dans toute civilisation, le facteur culturel tend à préserver et respecter le meilleur de son passé et ses valeurs artistiques, littéraires, musicales et tous les éléments créateurs des nations passées et présentes. Il consiste en l'influence civilisatrice de tels éléments sur la nation et sur les individus de cette nation qui sont en situation (habituellement financière) d'en bénéficier et de les apprécier.
La connaissance et le goût ainsi obtenus permettent à l'homme cultivé d'établir un rapport entre le monde de la signification (hérité du passé) et le monde des apparences, où il vit, et de les considérer comme un monde unique, existant cependant en premier lieu à son profit personnel. Si toutefois, il ajoute à son appréciation de notre héritage planétaire et racial, à la fois créateur et historique, la compréhension des valeurs spirituelles et morales, alors il s'approche du type idéal de l'homme vraiment spirituel. Par rapport à la population de la planète, des hommes de ce genre sont rares, mais ils constituent pour le reste de l'humanité un témoignage de ses vraies possibilités.
Les hommes et les femmes cultivés, ou doués de perception spirituelle, n'ont pourtant pas été assez forts pour empêcher la guerre ou pour mettre en œuvre les conditions qui l'auraient rendue impossible. L'héritage matériel du passé, les monuments et les édifices historiques, les peintures et les sculptures, les cathédrales et les précieuses structures qui incarnaient symboliquement l'histoire de l'humanité, ont été emportés par la vague destructrice qui a déferlé sur nous. C'est comme si une main géante avait effacé tout ce qui était inscrit sur l'ardoise humaine, pour nous donner l'occasion de créer du nouveau. Les peuples possédant, une culture vont-ils saisir leur chance ? Nous, citoyens civilisés, profiterons-nous de l'occasion de bâtir du neuf, non une civilisation matérielle, cette fois, mais un monde de beauté et de justes relations humaines, un monde où les enfants pourront, en vérité, croître à l'image du Père Unique et où l'homme pourra revenir à la simplicité des valeurs spirituelles : beauté, vérité et bonté ?
Pourtant, devant la reconstruction à l'échelle mondiale que notre temps exige et la tâche presque surhumaine de sauver les enfants et la jeunesse du globe, certains recueillent aujourd'hui des fonds pour restaurer les anciens édifices, rebâtir des églises de pierre et recueillent ainsi l'argent tellement nécessaire pour panser les blessures morales et répandre la chaleur de l'amour et de la compréhension parmi ceux qui ne croient plus à l'existence de ces vertus. Sûrement Dieu pourra être trouvé plus facilement dans un foyer rebâti et au sein d'une famille réunie que dans n'importe quelle cathédrale de pierre, si intéressante soit-elle au point de vue historique, et ses serviteurs peuvent accomplir leur travail d'illumination spirituelle dans un champ en plein air, plutôt que dans un soi-disant "temple de Dieu" somptueux, rempli de statues, de joyaux et de riches habits sacerdotaux ! Que ceux qui cherchent à rétablir l'ancien mode de vie prennent garde de n'oublier, en restaurant ce décor périmé, la misère cruelle des enfants actuels, qui jamais n'eut sa pareille.
Considérons maintenant le problème. En termes généraux, les enfants d'aujourd'hui se rangent parmi les groupes suivants :
1.
Ceux que les effets de la guerre ont empêchés de jamais connaître un foyer, dont les parents ont été tués sous leurs yeux, lors de la destruction de leurs maisons, ignorants parfois même de leurs noms ou de leurs nationalités ils n'ont survécu, tels de petits animaux, que protégés par la seule force de l'instinct de préservation. Ceux-ci étaient des bébés quand la guerre éclata, ou ils naquirent par la suite.
Comment ils ont survécu demeure un grand mystère.
2.
Les enfants un peu plus âgés, qui se souviennent d'un foyer et de leurs parents, mais qui ont vu des spectacles que jamais un enfant ne devrait contempler, cruels bombardements, horreurs de la guerre, du sang versé, de la brutalité, des tortures et de la haine. Ils ont survécu, parfois avec des parents ou des amis, parfois seuls, parfois par leur propre ingéniosité. L'un comme l'autre, ces groupes ignoraient la bonne nourriture, tous deux étaient victimes de la malnutrition et tous, normalement, à la suite de pareilles expériences, souffraient de psychoses et présentaient un problème difficile.
3.
Ces enfants bizarres et sauvages, nombreux en Europe et en Chine, qui n'ont jamais connu l'autorité des parents ; ils étaient plus âgés que les deux premiers groupes, ils se formaient en bandes, comme de jeunes loups, ne songeaient qu'à survivre et à manger. Ils étaient naturellement dépourvus de tout sens moral et ne connaissaient ni valeurs culturelles ni restrictions sexuelles. La bonté leur était demeurée étrangère, brutalisés par les circonstances et les gens auxquels ils cherchaient toujours à échapper, ils ne connaissaient point d'autre loi que l'instinct de préservation.
4.
Vient ensuite un groupe de garçons et de filles plus grands, réunis par leurs aînés en unités de combat. On leur apprenait à se servir d'un fusil, à poursuivre l'ennemi et à tuer pour leur pays. On les exerçait à un minimum de discipline, pour en faire de bons soldats, experts à la technique de la guerre. Mais ils ne recevaient aucune instruction et durant les années où la jeunesse se développe le plus intensément, ils étaient submergés par la marée montante de la guerre et tout ce qu'elle implique. Ils ont joué courageusement le rôle imposé.
5.
En outre, il y a les enfants qui ont été mieux protégés, malgré les circonstances de la guerre. Pourtant, nombre d'entre eux n'ont connu autre chose que la guerre dès leur naissance. Les bombardements furent pour eux l'état normal et la mort leur était familière. Malgré cela, on s'était bien occupé d'eux. C'était le cas des enfants en Grande-Bretagne et en France, dans certaines régions épargnées par les pires horreurs de la guerre. Ils ont souffert, mais leur misère était un peu différente, car l'atmosphère psychologique de leur entourage était autre et ils connaissaient la possibilité d'être entourés d'affection et de sécurité.
6.
D'autres enfants vivaient en parfaite sécurité, dans des pays comme le Canada et les Etats-Unis, ou d'autres pays, dont les territoires n'appartenaient pas à la zone de guerre. Qu'exige leur éducation ? Ne présente-t-elle pas aussi un problème caractérisé, s'ils doivent assumer leur rôle comme des égaux, intégrés dans le monde nouveau ? Ils n'ont point souffert, ils n'ont point vu la mort en face ; ils n'ont pas eu à lutter pour l'existence toute nue. Vu de haut, cela est-il un bien ou un mal pour eux ? Ont-ils manqué une occasion ? Peut-on leur enseigner à s'adapter au monde, que les enfants dont nous avons parlé plus haut, édifieront inévitablement ? Ces enfants bien nourris, tranquilles, indépendants et dépendants à la fois, trouveront-ils leur place dans le monde qui vient ? Serait-ce plutôt à eux de le construire et de déterminer son orientation ? Certes non ! Ils n'ont pas le vrai sens des proportions, ils ne sauraient comprendre les valeurs relatives qui conditionneront ce monde ; ils ont été éduqués selon le vieil ordre égoïste, avec trop de confort et trop de besoins ; ils n'ont pas été éprouvés au feu de la souffrance et de la douleur ; ils n'ont pas dû se tirer seuls d'affaire. Certains diront que c'est mieux ainsi, d'autres peuvent penser exactement l'inverse. Aux éducateurs de ces pays épargnés s'offre un choix et une épreuve aux lourdes conséquences et il va leur falloir changer de méthodes d'éducation, de programmes et de buts, s'ils veulent préparer ces enfants aux conditions à venir.
Tels sont les faits que parents et pédagogues du monde entier doivent affronter avec plus de réalisme. Il leur faut s'efforcer de comprendre avec sympathie le problème des enfants qui furent plongés dans la guerre et les graves situations où ils s'étaient trouvés. Il incombe particulièrement aux peuples des Amériques et des pays neutres de le comprendre car ils ont échappé, ou furent soustraits, à beaucoup de souffrances. A part la perte d'êtres aimés (subie en commun avec tant d'autres nations !) ils ont échappé aux privations de nourriture, aux bombardements, à la mort subite, à la torture, aux meurtres, aux migrations forcées, à la disparition de leurs enfants et à toutes les horreurs indicibles qui se déchaînaient sur le monde !
Saisissons-nous clairement que des millions d'enfants n'ont jamais connu la sécurité, ni jamais su comment se procurer leur prochain repas ? Peut-on s'imaginer l'état d'esprit d'un enfant, qui, après avoir vu ses parents déchiquetés par l'explosion d'une bombe sous ses yeux, ou qui, caché dans l'espoir de n'être pas découvert, a assisté aux tortures qu'ils subissaient ? Pouvons-nous imaginer ce que pense un enfant qui a vu les affamés pratiquer le cannibalisme, ou qui a rampé avec d'autres petits, de place en place, évitant d'être vus, marchant de nuit et se terrant dans des trous, ou sous les arbres, durant le jour ? Pouvons-nous comprendre ce que représente le manque de chaleur en hiver, sans jamais être suffisamment couvert et la psychologie d'enfants, forcés de mener pareille vie et automatiquement et instinctivement amenés à mentir, ou même à tuer, pour obtenir les premières nécessités de l'existence ? Nous est-il possible d'imaginer la mentalité d'enfants blessés, jamais soignés, et qui se sont remis, mais demeurent estropiés et amoindris pour la vie entière, qui ne connaissent que la loi de la jungle, après avoir vu, jour après jour, la mort sous ses pires aspects. Ils ont toujours eu peur. Je vous prie de vous représenter ce que cela signifie.
En écrivant ces lignes, je n'exagère rien. Tout ce que j'énumère est sérieusement appuyé sur des témoignages dignes de foi. On a caché bien des choses au public, de crainte de blesser sa sensibilité, ou de le mettre mal à l'aise. Mais nous sommes quelques-uns à penser qu'il faut savoir et faute d'avoir le courage de regarder en face la vie quotidienne que mènent les gens en diverses parties du monde, nous n'avons aucune contribution valable à apporter au monde qu'il s'agit de construire.
Ce tableau comporte un autre côté. Il offre de la beauté, comme du drame, de l'amour, comme de la haine. Des familles sont demeurées ensemble, se sont enfuies ensemble, ont souffert ensemble, et prouvé leur affection commune, au milieu de toutes les horreurs et incertitudes. Toujours, elles ont eu peur. La jeunesse a fait preuve d'une sagesse étonnante, d'amour et d'un esprit de sacrifice extraordinaire ; les récits qui sont parvenus d'Europe l'ont révélé. La beauté de l'âme humaine brille toujours d'un vif éclat dans les désastres, et plus encore dans les pays affligés par la guerre. Des enfants sont morts pour en défendre d'autres. Ils sont restés affamés pour que d'autres mangent et ils ont tout traversé avec un courage supérieur ; sous la contrainte, et mis en jugement, ils sont demeurés fidèles à la vérité et à la bonté inculquées par leurs parents et que les calamités n'avaient pu détruire.
La catastrophe, où des enfants par millions ont été atteints, doit être prise en considération pour y remédier. Ces enfants, par centaines de mille, présentent des problèmes psychologiques, des milliers sont fous, ou au bord de la folie, d'autres sont aliénés, et tous sont victimes de leurs expériences de guerre. Que ferons-nous pour ces adolescents, cette jeunesse ? Quel avenir les attend, à moins que leurs compatriotes et nous-mêmes ne nous attaquions à ce problème, déterminés à construire un monde, où les valeurs morales et spirituelles soient si différentes qu'avec l'aide de Dieu, jamais plus la guerre ne sévira sur notre planète ?