BESOINS IMMEDIATS DES ENFANTS
1946
Nous venons d'essayer de comprendre un peu l'état des enfants dans les pays ravagés par la guerre : Europe, Chine et îles du Pacifique. Nous nous sommes rendu compte de l'extrême difficulté de la tâche qui nous attend, mais aussi de sa grandeur et de son importance vitale. L'immensité des problèmes à résoudre peut bien nous laisser désemparés et incapables de répondre à la multitude des questions qui nous viennent aussitôt à l'esprit. Que faut-il faire ?
Quelles démarches entreprendre et comment agir ? Quelles sont les erreurs à éviter ? Comment poser les fondements d'un programme étendu de reconstruction, d'enseignement et de développement de la jeunesse, susceptible de garantir un monde neuf et meilleur ? Qu'est-ce que, de toute évidence, il ne faut pas faire ? Quels plans de base établir pour convenir à tant de races et de nationalités ? Comment agir devant tant de haines compréhensibles et de préjugés enracinés ? Comment aller de l'avant sur des bases saines.
Les peuples des divers pays ne sont pas restés oisifs et n'ont pas attendu simplement que les étrangers se chargent de tout l'effort de sauvetage et de reconstruction. Certaines nations ont souffert plus que d'autres. Certaines, comme l'Allemagne. n'ont senti que tardivement tout le poids de la guerre précipitée par elle, et pourtant la détresse psychologique de sa jeunesse est peut-être pire que celle de n'importe quel autre pays. Certains pays ont peut-être moins besoin d'assistance que primitivement présumé, et d'autres, au contraire, exigent une plus grande mesure de secours. Le problème principal est celui de la réhabilitation physique, du rétablissement du sentiment de sécurité, et de conditions d'existence salubres et décentes.
L'état psychologique est peut-être pire encore. Des milliers d'enfants et de jeunes gens avaient vu trop d'horreurs, trop longtemps. Ils avaient perdu toute espérance ; ils étaient victimes du choc, certains d'entre eux étaient à la limite de la folie. Ebranlés par la terreur, ils ne pouvaient attendre que des horreurs sans cesse croissantes. Ils n'avaient rien connu d'autre.
Chez les enfants, surtout les adolescents, garçons et filles, les valeurs morales et éthiques se sont détériorées et il faut les éveiller aux valeurs spirituelles. Toutefois, des preuves certaines existent de cet éveil spirituel, qui se manifeste déjà en Europe, et peut-être ce continent infortuné sera-t-il recouvert de cette nouvelle marée spirituelle qui dirigera le monde entier vers un avenir meilleur et garantira que notre civilisation matérialiste a disparu sans retour. Une renaissance spirituelle est inévitable et nulle part le besoin ne s'en fait sentir davantage que dans les pays ayant échappé aux pires aspects de la guerre. Nous devons prévoir cette renaissance et la préparer.
Le temps est venu, où les pires résultats matériels de la guerre se sont effacés. Les villages, les cités ont été reconstruits, les familles sont réunies sous leur propre toit. Les nations fonctionnent plus normalement et les enfants sont nourris, vêtus et en sûreté. Le problème le plus urgent est ensuite certainement la réhabilitation psychologique de la jeunesse en ces pays. Il est douteux que les enfants d'Europe, de Chine, du Japon, de la Grande-Bretagne se remettent jamais complètement des effets de la guerre. Leurs premières années, celles de leur formation, ont coïncidé avec l'état de guerre et, adaptables comme le sont les enfants, ils n'en garderont pas moins des traces de ce qu'ils ont vu, souffert, entendu. Je généralise, bien sûr. Il s'y trouvera des exceptions, particulièrement en Grande-Bretagne et en France. Seul, le temps permettra de mesurer les dommages accomplis. Mais en bonne partie, ils ont été compensés par la sage intervention des parents, des médecins, des infirmières et des instituteurs, au cours des dernières années.
Il faut nécessairement tenir compte aussi, dans nos plans et nos bonnes intentions, du fait que les diverses nations participantes à la guerre et celles qui subissaient l'occupation, ont conçu leurs propres projets. Elles savent ce qu'elles veulent, décidées, dans la mesure du possible, à s'occuper de leur propre peuple, à sauver leurs enfants et à restaurer leur culture et leurs terres.
La tâche des Grandes Puissances, avec leurs vastes ressources, celle des philanthropes et des organisations humanitaires du monde entier devraient consister à collaborer à cet effort. Leur rôle n'est pas d'imposer ce qu'ils croient bon, de leur point de vue, à ces gens, qui souhaitent de la compréhension dans la coopération. Certes, ils ne souhaitent nullement qu'une horde bien intentionnée se précipite pour réformer chez eux l'enseignement et l'hygiène ou leur imposer une quelconque idéologie, démocratique ou communiste.
Naturellement, les principes du nazisme et du fascisme doivent être supprimés, mais les nations demeurent libres d'élaborer leur propre destin.
Chacune a ses traditions, sa culture, son ambiance particulière. Elles sont forcées de rebâtir, mais ce qu'elles construisent doit leur être propre, caractéristique de l'expression de leur vie intérieure. Sûrement, le rôle des nations plus riches et plus libres est d'aider à cette construction, afin que naisse le monde nouveau. Mais chaque nation doit s'attaquer au problème de sa restauration à sa manière particulière.
Loin de signifier la désunion, cela donnera un monde plus riche et plus varié. Cela ne doit pas entraîner la séparation, ni des barrières ou des murs de préjugés et d'orgueil de races. Il existe deux liens principaux pour les unir, qui doivent être mis en pratique et amènent une compréhension meilleure dans le monde des hommes. Ce sont la religion et l'enseignement. Nous étudierons le facteur religieux plus loin dans cet article, examinons d'abord celui de l'enseignement, qui a subi une telle faillite dans le passé (la guerre en fut la preuve), mais qui pourrait influencer si favorablement l'avenir.
Nous assistons aujourd'hui à la formation lente, mais sûre, de groupes internationaux, destinés à veiller sur la sécurité mondiale pour protéger le travail, régir l'économie du globe et préserver l'intégrité et la souveraineté des nations, chacun assumant dans l'ensemble un rôle déterminé dans la tâche d'assurer de justes relations humaines sur toute la planète. Que nous soyons ou non d'accord avec les détails de ces contrats particuliers, des conférences comme celles de Dumbarton Oaks, Bretton Woods, celle de San Francisco, la formation de conseils internationaux et surtout des Nations unies apportent des raisons d'espérer que l'humanité s'avance vers un monde où les justes relations humaines seront considérées comme essentielles à la paix mondiale, où la bonne volonté sera admise et qui veillera à mettre en œuvre les mesures supprimant la guerre et l'agression.
Dans le domaine de l'enseignement, une action commune pareille est certes aussi essentielle. L'unité fondamentale des objectifs devra guider les systèmes d'éducation des nations, même si une méthode et des techniques unifiées ne sont point réalisables. Des différences de langues, de milieu et de culture existent et continueront toujours. Elles forment la magnifique tapisserie de l'humanité vivante à travers les âges. Mais bien des éléments contrarient jusqu'à présent les justes relations humaines et devront être, et seront, éliminés.
En enseignant l'histoire, par exemple, faut-il revenir aux anciennes et funestes méthodes, où chaque pays se glorifiait, souvent aux dépens des autres, où les faits sont systématiquement déguisés, où à travers les siècles diverses guerres sont mises en vedette ? Cette histoire prônant l'agression, la grandeur des civilisations matérielles et égoïstes, développe l'esprit nationaliste et donc séparatiste, encourage les haines de races et stimule les orgueils nationaux. La première date dont se souvienne un enfant britannique est habituellement "Guillaume le Conquérant, 1066". L'enfant américain se souvient du débarquement des pèlerins, les premiers colons, suivi du dépouillement graduel des habitants, légitimes propriétaires des terres, peut-être encore de la révolte de Boston (Où les caisses de thé anglaises furent jetées à la mer.). Les héros de l'histoire sont tous des guerriers ; Alexandre le Grand, Jules César, Attila, roi des Huns, Richard Cœur de Lion, Napoléon, Georges Washington et tant d'autres. La géographie est surtout une histoire, présentée sous une autre forme, mais dans le même esprit – l'histoire des découvertes, des explorations et de la prise de possession, souvent suivie par le cruel traitement des indigènes des pays conquis. La convoitise, l'ambition, la cruauté et l'orgueil sont les notes dominantes de notre enseignement de l'histoire et de la géographie.
Les guerres, les agressions et les vols, caractéristiques de toutes les grandes nations, sans exception, sont des faits qu'il serait vain de nier. Il est non moins vrai, toutefois, que les leçons à tirer des maux ainsi causés, aboutissant à la guerre de 1914-1945, peuvent en être déduites et l'on peut faire ressortir les causes anciennes des préjugés et des inimitiés actuelles en insistant sur leur futilité. Ne serait-il pas possible d'édifier notre théorie de l'histoire sur les grandes et généreuses idées qui, en conditionnant les nations, en ont fait ce qu'elles sont ? De mettre en relief les dons d'invention qui les ont toutes distinguées ? Ne pourrions-nous présenter, de façon plus impressionnante, les grandes époques de culture, qui, en se manifestant soudain dans tel ou tel pays, ont enrichi le monde entier et donné à l'humanité sa littérature, son art, sa vision ?
La guerre a causé de grandes migrations. Les armées ont défilé dans toutes les parties du monde et s'y sont battues. Les peuples persécutés se sont échappés d'un pays vers un autre. Leur action sociale a mené quantité de gens de lieu en lieu, au service des soldats, ou des malades, pour soulager les affamés et étudier les conditions. Le monde d'aujourd'hui est très petit et les hommes découvrent, souvent, pour la première fois de leur vie, que l'humanité est une et que tous les hommes se ressemblent, quelle que soit la couleur de leur peau et où qu'ils vivent. Nous sommes tous intimement mêlés, actuellement. Les Etats-Unis sont peuplés de gens de toutes provenances ; l'U.R.S.S. comprend plus de cinquante races ou nations différentes. Le Royaume-Uni est un Commonwealth de nations indépendantes liées en un seul groupe. L'Inde se compose de peuples multiples, aux religions et aux langues innombrables, et cela constitue son problème. Le monde lui-même est une grande marmite en fusion et dont l'Humanité Une est en voie d'émerger. Cela exige un changement radical dans nos méthodes d'enseigner l'histoire et la géographie. La science a toujours été universelle. Le grand art et la grande littérature ont toujours contribué au patrimoine mondial. Sur de tels faits doit être assise l'instruction qu'il convient de donner aux enfants du monde entier, sur nos ressemblances, sur nos chefs d'œuvres, nos idéals spirituels et nos points de contact. Sinon, les blessures des nations ne guériront jamais et les barrières vieilles de plusieurs siècles ne seront pas abattues.
Les éducateurs, auxquels s'ouvre cette perspective mondiale, devraient veiller à établir la civilisation à venir sur un fondement sain. Les bases de celui-ci doivent être générales et universelles dans leurs visées, et présentées sous un jour véridique et dans un esprit constructif. Les mesures prises par les éducateurs des différents pays détermineront inévitablement la nature de la civilisation future. Ils doivent préparer une renaissance de tous les arts et donner le champ libre à un nouvel élan créateur chez l'homme. Ils doivent attacher une importance majeure aux grands moments de l'histoire humaine, où la divinité en l'homme lançait des étincelles et frayait à la pensée de nouvelles voies, suscitait de nouveaux projets et modifiait ainsi à demeure toute l'orientation des affaires du monde. En de telles circonstances la Magna Charta anglaise fut accordée, la Révolution française donna l'essor aux concepts de liberté, d'égalité et de fraternité. Ainsi fut formulée la Déclaration des droits américains ; ainsi, en haute mer, furent proclamées de nos jours la Charte de l'Atlantique et les Quatre Libertés. Ces vastes conceptions doivent régir l'Âge nouveau, sa naissante civilisation et sa culture à venir. Si les enfants d'aujourd'hui apprennent le sens réel de ces cinq grandes déclarations et que la futilité de la haine et de la guerre leur est enseignée en même temps, il y a lieu d'espérer en un monde meilleur et plus heureux et en une plus grande sécurité mondiale.
Deux idées principales devraient être inculquées incessamment aux enfants de tous pays. Ce sont : la valeur de l'individu et le fait que l'humanité forme un tout. Ces filles et ces garçons nés pendant la guerre ont appris, parce qu'ils ont vu, que la vie humaine n'a guère de prix ; les pays fascistes enseignaient que la seule valeur de l'individu est la mise à exécution des desseins d'un dictateur :
Mussolini ou Hitler. Ailleurs, on accorde de l'importance à certaines gens et à certains groupes, du fait de leur position héréditaire ou de leur situation financière, tandis que le reste de la nation n'est pas considéré. Dans d'autres pays encore, l'individu se tient pour si important et attache tant de prix à satisfaire ses fantaisies qu'il néglige complètement ses liens avec l'ensemble.
Pourtant, la valeur de l'individu et l'existence de ce tout, que nous appelons Humanité sont en rapport étroit. Il faut y insister. Ces deux principes, correctement enseignés et compris, mèneront à la culture intense de l'individu et lui feront reconnaître ses responsabilités, comme partie intégrante du corps entier de l'humanité.
En touchant à la réhabilitation psychologique des enfants et de la jeunesse du monde, j'ai suggéré que les manuels soient refaits dans l'esprit des justes relations humaines et non pas selon l'actuel point de vue nationaliste et séparatiste. J'ai aussi indiqué certaines idées de base, qu'il faudrait inculquer immédiatement : la valeur unique de l'individu, la beauté de l'humanité, les rapports de l'individu avec le tout et la responsabilité qui lui incombe de s'intégrer à l'ensemble de façon constructive et de bonne grâce. J'ai essayé d'insister sur la futilité de la guerre, de la convoitise et de l'agression et de préparer le grand éveil de la faculté créatrice chez l'homme, une fois sa sécurité assurée. J'ai noté l'imminence de la future renaissance spirituelle. A tout cela, je voudrais encore ajouter que, pour l'éducation, nos objectifs immédiats doivent tendre à éliminer l'esprit de compétition pour y substituer celui de coopération.
Ici se pose aussitôt la question : comment y arriver, tout en maintenant un niveau élevé d'accomplissement individuel ? La concurrence n'est-elle pas le plus puissant levier de tout effort ? C'était ainsi jusqu'à présent, mais cela ne doit pas nécessairement continuer. En développant une atmosphère propre à encourager chez l'enfant le sens de ses responsabilités et en le délivrant des refoulements engendrés par la peur, cela lui permettra d'atteindre à des résultats supérieurs même. De la part de l'éducateur, cela exigera la création, autour de l'enfant, d'une atmosphère propice, où certaines qualités fleuriront, caractérisées par le sens des responsabilités et la bonne volonté.
Quelle est la nature de cette atmosphère ?
1.
Une atmosphère d'affection, d'où toute crainte est bannie et où l'enfant comprend qu'il n'a pas lieu d'avoir peur. Dans cette atmosphère il sera traité avec courtoisie et pareille courtoisie envers autrui sera attendue de lui. Elle se rencontre rarement dans les classes ou au foyer. Cette atmosphère d'affection n'est ni émotive ni sentimentale, mais se base sur la réalisation des potentialités de l'enfant, considéré comme individu, sur une absence d'antagonismes raciaux et de préjugés et sur une véritable tendresse compatissante. Cette attitude de compassion se fonde sur la perception des difficultés de la vie quotidienne, qui, en ce moment et pour bien des années encore agissent sur la sensibilité d'un enfant à l'affectivité normale, et sur la conviction que l'amour tire toujours le meilleur de chacun.
2.
Une atmosphère de patience – C'est en pareille atmosphère que l'enfant peut apprendre les premiers rudiments de la responsabilité.
Partout les enfants nés au cours de la présente période, atteignent un haut degré d'intelligence ; sans le savoir, ils sont éveillés spirituellement et le premier signe de cet éveil spirituel est leur sens des responsabilités. Ils sont conscients d'être gardiens de leurs frères.
Inculquer patiemment cette qualité, s'efforcer de leur faire assumer de petits devoirs et partager les responsabilités exigera du maître beaucoup de patience, mais c'est essentiel pour tremper définitivement le caractère de l'enfant et sa future utilité dans le monde.
3.
Une atmosphère compréhensive – Si peu d'instituteurs ou de parents expliquent à un enfant les raisons de ses activités et des exigences qu'on a envers lui. Pareille explication produit pourtant toujours de l'effet, car l'enfant réfléchit plus qu'on ne pense et ce processus l'induira à considérer ses mobiles. Souvent ce que fait l'enfant n'est pas mal en soi, il est guidé par son esprit contradictoire et curieux, par l'impulsion de se venger de quelque injustice (causée par le manque de compréhension du motif chez l'adulte), par son incapacité d'utiliser correctement son temps et par le désir d'attirer l'attention. Ce sont simplement là des gestes de l'individu en croissance. Les grandes personnes sont susceptibles d'engendrer très tôt chez l'enfant un sentiment inutile de culpabilité. Ils insistent sur de petits détails, qu'il faudrait passer sous silence bien qu'ils soient agaçants. Un juste sens de mal faire, basé sur l'incapacité d'entretenir de correctes relations de groupe, n'est pas développé, mais si un enfant est traité avec compréhension, alors les actes vraiment mauvais, comme d'empiéter sur les droits d'autrui, porter atteinte par le désir individuel et pour son avantage personnel, aux nécessités du groupe, seront envisagés sous leur jour correct et au bon moment. Les éducateurs feront bien de se souvenir que des milliers d'enfants ont assisté pendant la guerre, à de constantes mauvaises actions, commises par les grandes personnes.
Cela a perverti leur mentalité, en leur donnant des normes fausses et miné simultanément la juste autorité des gens plus âgés. Un enfant peut devenir asocial, faute de compréhension ou si les circonstances ont des exigences au-dessus de ses forces.
Une atmosphère qui convienne, l'enseignement de quelques principes corrects et une grande compréhension affectueuse, voilà ce qu'exige la difficile période de transition que nous devons traverser. Les éducateurs et les maîtres auront besoin de s'imposer une discipline de patience, de compréhension et d'affection, qui ne sera pas aisée, car elle sera accompagnée d'un sens aigu des difficultés à surmonter et des problèmes à affronter. Dans tous les pays les hommes et les femmes doués de vision devront se manifester et œuvrer. Ils existent ; il leur faut l'équipement requis et l'appui de ceux à qui ils peuvent se fier. Alors, et alors seulement, il sera possible de s'attaquer aux moyens plus précis qui rendront possible le plan à longue portée que certains d'entre nous ont entrevu.