3. Le problème de l'Inde

3. Le problème de l'Inde

1946

Nous avons considéré le problème des Juifs, qui constituent une minorité internationale et que toute nation doit aujourd'hui envisager ; nous avons conclu que c'est principalement aux Juifs à le résoudre. Ils ne forment pas une nation, mais jouissent des droits de citoyens dans tous les pays du monde. Nous avons considéré le problème de la minorité nègre dans le monde, minorité à double titre. En Afrique, parce qu'ils manquent d'influence, à cause de leur état retardataire par rapport à la civilisation actuelle, en raison des années relativement peu nombreuses depuis lesquelles ils sont en contact avec cette civilisation. Dans l'hémisphère occidental, les Nègres sont en minorité numérique. Nous avons aussi noté que le problème nègre doit être résolu par la race blanche, qui a suscité le problème.

Nous en arrivons maintenant à considérer un problème tout différent, celui des peuples de l'Inde. Il ne s'agit pas là de minorité, ni de retardataires, au sens où le sont les Nègres africains. Le problème existe, du fait d'une puissante minorité, fonctionnant au sein d'une majorité dénuée de pouvoirs. Le problème en Inde est celui d'une minorité musulmane puissante parmi des millions de soi-disant Hindous. Je dis soi-disant, car la population hindoue ne forme pas un tout homogène, mais se compose de nombreuses races et peuples.
Le problème de l'Inde n'est PAS le problème des rapports entre les Britanniques et cette vaste masse, composée d'une grande diversité de peuples, classés sous le nom générique d'Hindous et de Musulmans. S'il en était ainsi, le problème serait facile à régler.

En dépit de la séparation, le problème reste aigu. Sa solution affectera l'Asie entière et déterminera l'histoire asiatique pendant des années à venir.
Cela éliminera plusieurs causes de friction dans le monde, comme par exemple l'irritation causée en Grande-Bretagne par les efforts des Etats-Unis pour défendre la cause des Indiens (sans avoir pleine conscience de l'implication) et pour indiquer aux hommes d'Etat britanniques la manière de procéder (Ces pages ont été écrites pendant la première moitié de 1946.). Le peuple des Etats-Unis ne connaît presque rien à la question et manifeste toujours une ignorance surprenante des faits. Le sentiment général est aussi que, tant que les Etats-Unis n'ont pas modifié le statut de leurs Nègres et mis de l'ordre dans leurs propres affaires, ils n'ont pas la moindre voix au chapitre. La paix du monde d'aujourd'hui dépend dans une large mesure des bonnes relations entre Etats-Unis et Grande-Bretagne et l'intervention constante de l'opinion publique américaine s'exprimant sur les relations entre Inde et Grande-Bretagne (surtout sous l'excitation de piètres politiciens indiens, installés aux Etats-Unis) cause des malentendus qu'il faudrait éviter et qui le seraient, moyennant une meilleure connaissance des faits, surtout à cette période critique de l'histoire. La voix de la minorité islamique semble ne pouvoir se faire entendre aux Etats-Unis et c'est chose regrettable, car les désirs de quatre-vingt millions d'individus ne sont pas négligeables. C'est un chiffre égal à plus de la moitié de la population des Etats-Unis. Il en va de même avec le problème de la Palestine, la position et les réclamations des Arabes, qui sont en majorité, ne sont même pas considérées.

L'Inde est un pays qui a une très longue histoire. Elle possède une antique et très riche civilisation, avec une pléthore de religions, une multitude de langues et plus de cinq cent millions d'habitants, dont beaucoup ne peuvent parler la même langue. Ces habitants ne forment pas un tout homogène, mais un mélange de races, unies géographiquement et par une longue association. Il y a très longtemps, les Musulmans, virils, forts et très intelligents, prirent le pouvoir, conquirent l'Inde dont ils vainquirent les populations plus passives et dégénérées, affaiblies. Ils sont demeurés un facteur influent dans la vie et la politique indiennes. Au XVIIIème siècle, les Britanniques arrivèrent aussi, non comme conquérants, animés d'ambitions belliqueuses, mais dans des buts commerciaux. Ils pénétrèrent d'abord avec la Compagnie des Indes orientales, une organisation commerciale. Plus tard, il fallut protéger ses intérêts par la force armée, non contre une Inde unie (car cela n'existait pas alors, ni aujourd'hui), mais contre certains groupes d'Indiens, qui guerroyaient sous les ordres de leurs chefs ou princes régnants.

Comme je l'ai dit auparavant, je ne fais pas œuvre d'historien, mais cherche simplement à indiquer le plan général des conditions et des faits. Aujourd'hui, il faut considérer aux Indes les facteurs suivants :

D'abord la masse du peuple, de natures diverses, incapable de parler la même langue, mais où les gens cultivés se servent de l'Anglais comme moyen de communiquer entre eux. Les idées religieuses sont extrêmement différentes.

En second lieu, il faut considérer les quatre-vingt millions de Musulmans.
Ils se trouvent surtout dans l'Inde du Nord, quoiqu'ils soient dispersés ailleurs dans le pays entier et soudés ensemble par la Ligue musulmane. Ils sentent, à juste titre, que si l'Inde pouvait se gouverner elle-même, ils seraient dépassés par le nombre, sous quelque forme de gouvernement démocratique que ce soit, et n'auraient rien à dire dans les affaires publiques. Ils sont toutefois plus unis, comme groupe, que les Hindous. Ils sont plus militants, plus agressifs et leur potentiel de combat est plus grand que celui des Hindous plus efféminés. Ils ne sont pas divisés systématiquement en groupes, comme le sont les Hindous en quatre grandes castes : Brahmines, caste des guerriers, caste des marchands et caste des balayeurs, la plus humble, auxquels s'ajoutent les millions d'intouchables, qui posent un si poignant problème. Ces castes constituent une faiblesse fondamentale dans les affaires indiennes, comme toutes les tendances séparatives, contraires au plan divin, qui a fait égaux tous les hommes, mais le problème n'a plus l'acuité d'il y a cinquante ans.

Enfin, il y a les Britanniques, simple poignée de gens, dans cet immense pays aux vastes populations. Leur politique précédente de protection et d'intérêts égoïstes, favorisée par l'ignorance du peuple indien au sujet du monde, de l'Inde elle-même et de ses habitants, ont conduit à bien des abus, à saisir agressivement bien des richesses indiennes et ont nourri la haine et l'incompréhension. Une période plus éclairée suivit, une réadaptation, au cours de laquelle l'Inde a encouru une dette considérable envers la politique à longues vues des Britanniques. La famine, qui ravageait l'Inde depuis des siècles, fut mieux contrôlée grâce à une sage irrigation, la conservation des aliments et de bons principes d'agriculture. Les transports furent rendus efficaces, car avant la construction de chemins de fer et de routes par les Britanniques, les voies de communication étaient peu nombreuses entre les diverses parties de l'Inde. Aujourd'hui l'Inde a été rendue praticable et un vaste système de communications y a été établi. Nourrir son peuple s'en trouve simplifié et, surtout, l'éducation et les bienfaits de la civilisation occidentale sont mis à sa disposition, d'où il est résulté d'énormes progrès parmi sa population. Des hôpitaux et des écoles sont construits partout, la menace de la peste bubonique et du choléra, qui ravageaient périodiquement le peuple et causaient des milliers de morts chaque année, ont été réduits au minimum, tandis que la vaccination contre la petite vérole, le typhus, la malaria ont fortement réduit le taux de la souffrance et de la mort. Les enfants reçoivent des soins experts dans le pays entier. Livrés aux seuls soins des naturels, les enfants étaient dans une misère épouvantable, la mortalité infantile était énorme, la malnutrition et les conditions déplorables étaient phénoménales.
Tous ces bienfaits, le peuple de l'Inde en est redevable au gouvernement britannique.

Les Musulmans, comme les Hindous, demandaient que le British Raj quitte le pays et le confie au gouvernement de son propre peuple. C'est ce que les Britanniques ont fait de bonne grâce. La difficulté résidait dans le fait que la population musulmane refusait d'admettre une situation qui les mettrait à une position d'infériorité, vu l'énorme supériorité numérique de vote hindou. Les Hindous déclaraient que tel ne serait pas le cas. Ils prétendaient à leurs amis occidentaux que les objections musulmanes n'étaient pas si sérieuses que le disaient les Britanniques. Malgré tous les efforts de mettre d'accord le Congrès indien et la Ligue musulmane – les deux partis politiques principaux – pour arriver à une action unifiée, tous les efforts s'avérèrent inutiles. Les Britanniques annoncèrent à de fréquentes reprises leur volonté d'accorder à l'Inde le statut de membre du Commonwealth, à condition que les Hindous et les Musulmans pussent élaborer une constitution juste et acceptable par les deux parties. Ils n'y arrivèrent point. Les Britanniques dirent aussi que si les peuples indiens demandaient d'un commun accord leur complète indépendance, à condition qu'ils pussent vivre ensemble en paix, sous un gouvernement juste et démocratique, ils pourraient l'avoir.

Le principal problème était de savoir si l'on pourrait jamais fondre l'Inde en un tout homogène et harmonieux. Tel n'avait jamais été le cas, sauf sous le gouvernement britannique, pendant quelques années. L'Inde est l'antithèse de l'Occident, dans sa culture et sa civilisation. La civilisation occidentale est scientifique, matérielle, de tendances positives et surtout objectives. La culture de l'Inde est spirituelle et fondamentalement négative. Elle n'insiste pas sur le monde des biens matériels, d'où son misérable état physique, sa pauvreté, son absence d'hygiène, et le triste état physique de ses femmes et de ses enfants, malgré les efforts britanniques, pendant des années, pour améliorer les conditions et enseigner une hygiène meilleure et un mode de vie plus sain. En Inde, la conscience populaire est en grande partie subjective et philosophique ; elle n'a pas de tendance scientifique. Ainsi l'Inde a produit une des plus belles Ecritures sacrées du monde, la Bhagavad-Gita et la religion la plus répandue après la religion chrétienne, celle de Bouddha. L'Inde a produit quelques-uns des plus grands chefs spirituels de tous les temps, le Bouddha, Shri Krishna, Patanjali, Sankaracharya et d'autres.

Les différences internes de l'Inde, de race, de langues, de religions, de qualités physiques et de points de vue, compliquent beaucoup le problème que doivent attaquer ses chefs. Le problème est beaucoup plus ardu que ceux qui ne connaissent pas l'Inde peuvent l'imaginer, ou ceux qui basent leurs conclusions sur le genre d'Indiens qui visitent l'Occident et y déversent leur sorte particulière de propagande. Ils ne représentent pas l'Inde, telle qu'elle est en réalité.

La lumière spirituelle a jailli de l'Inde depuis des siècles, mais des principes politiques éclairés et la compréhension du monde semblent lui manquer encore. Le profond et véritable mysticisme des peuples indiens, leur capacité de penser abstraitement et leur conception de l'idéalisme spirituel ne semblent pas les avoir préparés à l'existence pratique et matérielle ni leur avoir apporté la compréhension du monde actuel ni des tendances futures. L'Inde peut-elle, sous l'impulsion de ses propres idées, absorber le meilleur de la civilisation pratique matérialiste, de l'Occident ? Celle-ci est, à sa manière, autant l'expression de l'esprit divin qu'une présentation plus subjective et abstraite. C'est là un facteur que l'Orient doit saisir. La culture et la civilisation occidentales apporteront les conditions physiques en amenant l'Inde à des conditions matérielles, permettront à une Inde plus robuste de vivre mieux et fourniront le milieu favorable à une culture spirituelle supérieure dans l'ère nouvelle. L'Ouest peut-il, à son tour, absorber et utiliser la compréhension spirituelle de l'Est et s'édifier plus solidement sur ce monde subjectif ? Peut-il accepter le sens de la vie tel que le présente l'Orient et s'apercevoir que rien d'aussi vrai n'a été offert par la philosophie occidentale ? Quand cet échange spirituel pourra s'effectuer entre est et ouest, les problèmes et les différends se résoudront et l'esprit éternellement vivant de l'homme fonctionnera par un nouveau mode d'expression. L'humanité nouvelle, l'humanité une arrivera à la manifestation.